La scène se passe dans la salle de cours d’une université parisienne. Le professeur Anne Larue, en compagnie d’une vingtaine d’étudiants de première et deuxième année de Master de Lettres modernes, essaie de dépiauter un sujet pour. son projet, dit-elle, est de conceptualiser un nouveau séminaire d’enseignement, iconoclaste, à rebrousse-poil de ceux qui s’enseignent dans les études littéraires proprement dites. Il portera sur un thème très peu abordé dans les études littéraires en France ; le professeur Larue l’appelle « Utopies du cauchemar et contre-utopies totalitaires en littérature ». Tout un programme, qui a de quoi dérouter la plupart des puristes de littérature et langue françaises, habitués à des spécialités plus classiques et conventionnelles comme la littérature comparée, littérature francophone, littérature médiévale…
Pour explorer ce nouveau champ d’étude donc, la prof a choisi au préalable une dizaine d’ouvrages (livres, essais et films) qui cadrent avec cette thématique ; on y retrouve entre autres Métropolis (film, 1927) de Fritz Lang, 1984 (roman, 1949) de George Orwell, Neuromancien (roman, 1984) William Gibson, Matrix (film, 1999) des frères Wachovski, Le Procès (roman, 1925) de Franz Kafka, Les origines du totalitarisme (Essai, 1951) de Hanna Arendt, La vie et demie (roman, 1979) de Sony Labou Tansi. La présence de ce dernier roman dans ce corpus ne doit rien au hasard. Son auteur, le congolais Labou Tansi, pour qui la prof française a une admiration sans borne, est à la fois perçu comme un grand romancier de renommée internationale, mais aussi et surtout, comme le précurseur du roman-fiction en Afrique.
Sony Labou Tansi, de son vrai nom Marcel Sony, est né en 1945 à Kinshasa dans ce qui était alors le Congo Belge. Mais, c’est dans le Congo français qu’il s’établit avec sa mère dès son plus jeune âge. C’est également du Congo Brazzaville qu’il se forma et devint célèbre à travers sa vie d’écrivain. Il a aussi mené une petite activité politique dans son pays (élu député en 1992), qui ne lui valurent pas que des amis. Atteind du Sida, il est mort en 1995. Très tôt; trop tôt même pour ses nombreux admirateurs. Car, à travers le monde, son génie littéraire précoce avait commencé à se répandre. Ses livres, traduits dans plusieurs langues étaient lus et primés en Afrique bien sûr, mais aussi en Europe (France notamment) et aux Etats-Unis, où il vécut quelques années auparavant. Sa disparition en 1995, à peine 50 ans, sonna comme une grande perte pour la littérature africaine en générale et les genres dans lesquels il excellait (surtout le théâtre) en particulier.
La vie et demie est son grand chef d’oeuvre; même si ce n’est pas le premier ouvrage de Labou Tansi, ce roman ouvre une véritable nouvelle ère pour la littérature africaine en général et pour son genre romanesque en particulier: celui du roman-fiction. Jusqu’à la parution de ce chef d’œuvre, la plupart des romans négro-africains s’inscrivaient dans la logique du roman réaliste balzacien ; c’est-à-dire essentiellement comme une satire sociale à partir d’éléments plus ou moins vraisemblables.
La Vie et demie est une fresque d’un tout autre genre, comme nous l’avons dit. Un roman de science fiction. L’auteur y fait la chronique terrifiante de la vie d’un Etat imaginaire,
la Katamalanasie ; cet Etat est dirigée par une dynastie, celle des « guides providentiels », vulgaires bouffons et sanguinaires qui font régner sur le peuple une terreur inqualifiable et une très grande cruauté. Dans ce roman, Labou Tansi va chercher très loin dans les figures de l’imagination, de l’absurde en amplifiant au degré le plus élevé chaque fait, chaque action et parfois même chaque personnage (voir la description faite des Guides providentiels ou de Martial). Il a choisi d’ignorer le réel, ou plutôt de se mettre à côté de ce réel. Mais s’il se marginalise par rapport à ce réel, alors qu’il vit lui-même dans un pays dont la situation n’est pas très loin de celle du pays qu’il décrit, il ne renonce pas à son engagement d’être un écrivain engagé et un homme public au service de la cause des plus pauvres de ses concitoyens. La vie et demie, apparaît dès lors comme une oeuvre qui prône la morale par, à la fois, la terreur et la négation.
Les autres romans de SLT (ses plus simples initiales), même s’ils ne sont pas aussi « savoureux » que
La Vie et demie ont un ancrage social très fort. Il y met au cœur le Congo son pays, et plus globalement l’Afrique. Et sur notre continent, il porte ce jugement sévère dans les premières pages de l’Anté-peuple (1983) : « l’Afrique, cette grosse merde où tout le monde refuse sa place. Un merdier, un moche merdier ce monde ! Ni plus ni moins qu’un grand marché de merde ». Cette « sentence » se passe de commentaire, que ce soit hier ou aujourd’hui, tant ce qu’il dit semble être une vérité implacable. Plus de vingt ans après la parution de ce roman, cette opinion semble être plus d’actualité que jamais. Comme du reste ses idées littéraires et politiques. Ce sont d’ailleurs celles-ci qui sont au cœur des nombreux colloques organisés sur lui et sur son oeuvre. Le plus récent en date a eu lieu en Mars dernier, organisé par les Universités de Paris XII et XIII. Il avait pour titre: « Sony Labou Tansi à l’œuvre ».
C’est si interessant et tres brave de part de l’auteur